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.. Trains de vie ..

Parle plus fort, j’entends rien ! (Manille)

Ce jour-là, il fait beau. A Paris, la température avoisine les 30°C. Avec le mois de juillet qui vient de s’écouler, c’est un vrai soulagement de voir le soleil. La pluie, les nuages, le mercure qui atteignait péniblement les 15°... Ce souvenir s’est vite évaporé, dès les premiers rayons de soleil en ce mois d’août. "Il doit faire au moins 35° chez mes parents.", pensez-vous tout en signant la lettre que votre secrétaire vous tend.
Vous travaillez beaucoup, dans une grande société d’informatique. Du coup, vous prenez moins de vacances que votre femme. Mais là, c’est votre dernier jour. Vous partez dès cet après-midi, pour rejoindre votre petite famille (votre femme et vos charmants bambins) dans le Sud de la France. D’ailleurs, il est temps pour vous de commencer à ranger votre bureau. Vous donnez quelques consignes à votre secrétaire pour votre absence : "Notez bien tous les coups de fils, relevez mes mails et mon courrier ; lorsque ma collègue rentrera, dites-lui que le nouveau client a appelé. C’est très urgent. Vous n’oublierez pas, n’est-ce pas ? Ah, oui. Pendant que j’y pense, le dossier "Entreprises Durand" est dans le placard de droite. Bon, je crois que c’est tout."
C’est tout. Maintenant, vous pouvez partir la tête libre. Les vacances que vous attendiez depuis si longtemps...
Vous vous ruez dans le RER. 6 stations. Vous avez l’impression que cela ne finira jamais. Enfin, vous arrivez chez vous. Vos sacs vous attendent. Vous vous glissez sous la douche, puis vous enfilez un short et une chemisette à manches courtes (votre tenue de voyage préférée). Vous vous rendez dans la cuisine et attrapez dans le réfrigérateur un reste de concombre et une escalope de dinde. Pendant que la dinde se dore (la pilule) sur la poêle, vous coupez le concombre et préparez une vinaigrette. Avec un brugnon en guise de dessert, voilà un repas rapide et léger, idéal avant de voyager. La vaisselle faite, la cuisine rangée, vous appelez votre femme, pour lui dire que vous êtes sur le point d’y aller. Après un dernier coup d’oeil dans l’entrée, vous prenez vos sacs, fermez votre appartement, et c’est parti !!! Le soleil, la mer, votre femme, vos enfants...
Vous marchez jusqu’à la gare. Là, vous allumez une cigarette. Vous attendez le train. Quelques minutes. Et puis quelques minutes de plus car le train est toujours un peu en retard. Mais cela ne vous irrite pas : il fait beau aujourd’hui, et vous avez le temps. Direction : Gare de Lyon. Vous marchez jusqu’au repère 4, celui qui vous permet d’être plus près de la sortie, une fois à Paris. Ce n’est pas que vous êtes particulièrement pressé, non. Mais c’est un réflexe. Quand le train arrive, vous venez de jeter votre mégot. Une fois de plus, vous vous dites que si les trains arrivaient à l’heure, vous n’auriez jamais le temps de fumer votre clope jusqu’au bout. Avant même que la porte ne s’ouvre, vous avez déjà repéré qu’il y a du monde, et que vous allez être obligé de partager votre banquette. Tant pis. Vous repérez une jeune fille, de type Méditerranéen. Elle a le teint mat, des yeux très noirs. Ses cheveux sont remontés dans un chignon qui lui dégage la nuque. Elle a un air calme, ou plutôt, triste. Vous engageriez volontiers la conversation avec elle, mais vous sentez que vous la dérangeriez dans ses pensées. Vos regards se croisent. Mais vous baissez les yeux et vous plongez dans votre journal. Vous vous levez juste à temps pour sortir Gare d’Austerlitz. Un dernier regard vers la jeune fille, et vous vous éloignez. Vous traversez la Seine en traînant vos valises, sous une chaleur accablante. Vous êtes en avance. Tant mieux. Vous aurez plus frais dans le TGV.
Bien entendu, vous êtes trop en avance. D’ailleurs, non : c’est le train qui est en retard. La voie est annoncée, mais vous décidez de trouver une sandwicherie et d’acheter un Perrier pour vous désaltérer. Le temps de revenir, et votre train arrive. Grand chassé-croisé d’été sur les quais. Vous laissez calmement le flux passer. Vous vous amusez des retrouvailles entre des enfants bronzés et leurs parents blancs comme des cachets d’aspirine. Quand le gros de la foule est passé, vous compostez vos billets et partez à la recherche de la voiture dans laquelle vous serez. Vous trouvez votre siège (près de la fenêtre) et installez vos bagages au-dessus de votre tête. Enfin, vous pouvez vous asseoir. Les yeux fermés, vous ne pensez plus à rien pendant quelques instants. Un bruit sourd vous sort tout à coup de votre quiétude. La valise de celui qui va être votre voisin jusqu’à Marseille vient de heurter la banquette. C’est un jeune homme. Il semble posé et plutôt propre sur soi.. Au premier regard, vous lui donniez à peine moins de 25 ans. Mais après l’avoir dévisagé tandis qu’il montait sa valise, vous réalisez qu’il n’en a sans doute même pas 20. En fait, il a encore les traits d’un enfant et il est imberbe. Mais il porte un short bleu et un T-shirt crème qui fait ressortir le hâle de son visage. Il a vraiment tout du jeune en vacances. Il s’assied. Vous échangez un sourire poli, mais gêné.
Une voix mielleuse vous souhaite enfin la bienvenue à bord, présente des excuses pour le retard - un problème technique sur la voie - et annonce le départ. Le coup de sifflet, la sonnerie du train. La locomotive traîne péniblement ses wagons. Vous commencez par dormir une demi-heure. Enfin, quand vous estimez le train assez loin de Paris et de sa banlieue, vous vous décidez à ouvrir les yeux. Vous émergez de votre torpeur, et après avoir regardé le paysage quelques minutes, vous sortez un livre de votre sac : L’Etranger, de Camus. Un livre connu, mais que vous n’aviez jamais lu jusqu’à présent. Mieux vaut tard que jamais. Le soleil de l’Algérie où se déroule l’histoire vous conquiert. Seulement voilà : enivré à l’idée des vacances, envahi par l’odeur du vieux papier, plongé dans l’atmosphère chaude et lumineuse des villes méditerranéennes, vous êtes devenu moins vigilant. Vous vous êtes laissé transporter dans ce havre de paix qu’est la lecture. Or pendant que votre esprit s’évadait, votre voisin -le jeune homme- a sorti son arme : un téléphone portable flambant neuf. Comme il attend un coup de fil, il l’a allumé, et puis il l’a remis dans son sac, après l’avoir admiré longuement. Mais tout ceci, vous ne le savez pas, tant vous êtes -en pensée du moins- loin de Paris, de la France, de la foule, de la modernité.
Tout à coup, c’est le choc. Un son strident et pour le moins inquiétant vous ramène brusquement à la triste réalité. La sonnerie, dont vous avez du mal à identifier la provenance, au départ, est saccadée, aiguë, trop aiguë. A voir l’agitation subite de votre voisin, vous comprenez qu’il est sans doute en cause. Lorsque enfin il sort de son sac le téléphone portable, vous vous surprenez à maudire son inventeur. Le jeune homme considère gravement son écran avant de se décider à prendre l’appel. Il a à peine rougi. Pourtant, tout le wagon s’est retourné vers votre banquette, et vous avez même eu envie de vous excuser.
- Ouais ?
- C’est Nico. T’es où ?
- J’suis, euh... Là je sais pas trop...
- T’es à Panam ?
- Non, non. Je suis dans le TGV. On a dû partir il y a une heure et demi.
- T’arrives quand ?
- Je crois que je serai à Marseille vers 18 heures. Attends, je vérifie..
- T’as dit quelle heure ?
- 18 heures. Attends, je cherche mon billet... Ah, voilà ! On devait arriver vers 17h36, mais on doit avoir environ 20 minutes de retard.
- Combien ?
- Quoi ?? Parle plus fort, je t’entends pas !!
Comment fait-il pour ne pas l’entendre, alors que vous-même, vous profitez sans aucun effort de leur conversation ? Mais c’est comme un rituel, la discussion téléphonique dans le train. Ou plutôt un concours : c’est à celui qui gênera le plus ses voisins de compartiment. Le jeune homme à votre gauche a l’air d’être plutôt doué à ce jeu là. Le voilà d’ailleurs qui crie à présent dans son portable :
- 19h !! Tu viendras me chercher ?
- C’est pas sûr... Ma mère a pris la caisse !
- Quoi ? Mais t’avais dit que tu pourrais ! !
- ...
- Allô ? Nico ?
- Ouais, désolé pour la voiture. Ma mère ne me l’a dit que ce matin.
- C’est pas grave...
Vous jetez à votre voisin un regard noir, mais il continue à faire comme si de rien n’était. Il a même haussé encore la voix, sans doute par provocation. Vous pensez à vos enfants en espérant qu’il ne deviendront pas comme ça.
- Ben on n’a qu’à se retrouver au café, ce sera le plus simple...
- ...
- Allô ! Allô ?? Eh ! Nico, t’es où ??
Votre voisin éloigne le combiné de son oreille et réalise alors que la ligne a été coupée. Il a perdu le réseau. Bah, Nico rappellera. L’idée d’un second coup de téléphone, de cette sonnerie à nouveau, cela ne vous enchante guère. Vous essayez de retrouver votre calme, et vous vous replongez dans votre livre. Vous êtes de nouveau envoûté rapidement par l’odeur de vieille bibliothèque qui s’échappe du papier.
Bien entendu, votre calme est rompu quelques minutes plus tard, par cette méchante sonnerie. Votre voisin décroche immédiatement, sans même prendre le temps de regarder qui l’appelle :
- Allô Nico ?
- Non, c’est ta mère.
- Ah, c’est toi. Qu’est-ce que tu veux ?
Vous constatez avec surprise que le jeune homme ne crie plus dans le combiné.
- Je voulais juste savoir si tu avais bien eu ton train.
- Ben ouais. Tu sais, avec l’avance que j’avais, il aurait vraiment fallu un gros truc pour que je le loupe. En plus, le train avait du retard. Bon, il faut que je te quitte car j’attends un coup de fil urgent.
- Mais tu es sûr que tu n’as rien oublié ?
- MAMAN !! Je suis grand maintenant. T’inquiète donc pas pour moi... Allez, je t’embrasse. Ciao !
Ah, les mères ! Elles ne comprendront donc jamais le besoin d’indépendance de leurs rejetons ? En tout état de cause, vous vous dites que vous n’avez pas fini de l’entendre, la sonnerie de ce téléphone. En effet, à peine avez vous posé la main sur votre livre que déjà c’est reparti. Cette fois-ci, votre voisin regarde attentivement l’écran avant de prendre l’appel. Vive l’afficheur de numéros !
- Nico, enfin !
- T’avais débranché ton téléphone ? Je suis tombé sur ton répondeur !
- Désolé, c’était ma mère qui appelait. Bon, alors, tu veux qu’on se retrouve au café ?
- Où ça ?? Je t’entends pas !!
- AU CAFE, AU FOCH !!
- Mais t’iras comment ?
- Je me débrouillerai avec le bus. De toutes façons, mon sac n’est pas trop gros.
- OK, ça roule. Et à part ça, t’as fait quoi en juillet ? Tu sais, c’est bête que t’aies pas été là le 14 : on est descendu à Toulon avec Mireille et Vincent, il y avait la Patrouille de France.
- Ouais, je sais, mais je bossais. Mes vieux voulaient pas payer le train, alors il a fallu que je gagne des thunes.
La conversation s’éternise. Pas moyen pour votre esprit de se replonger dans l’univers de Camus. Si seulement vous pouviez prendre son appareil et le balancer par la fenêtre ! Mais les TGV n’ont pas de fenêtres ouvrables, et votre geste ne serait pas justifiable : vous l’entendez d’avance vous traiter de tous les noms, de vieillard sénile qui ne comprend rien à la technologie, de rétrograde, de Cro-Magnon, le pony-express et les signaux de fumée ne sont plus d’actualité, on est à l’ère d’Internet, du portable, et d’Internet sur le portable, il faut sortir de ta caverne ! ! ! En bref, tout le contraire de ce que vous pensez être - ou vous efforcez de paraître. Pour éviter une dure confrontation avec la réalité dès ce premier jour des vacances, vous abandonnez votre projet - jeter le portable de votre voisin par la fenêtre - et prenez votre mal en patience. Mais à mesure que la conversation s’allonge (et ton frère ? et ta cousine ? il fait chaud ? Il y a du monde à la plage ? Vincent a une nouvelle voiture ? ? ? c’est quoi ?), vous sentez vos nerfs se tendre et vous vous demandez combien de temps il vous reste avant de craquer. Vous essayez vainement de fixer votre attention sur le paysage : compter les champs de vaches, les maisons, les voitures rouges.
Et soudain, le soulagement ! Le rêve fait réalité, la fin d’un cauchemar... Enfin, le vrai début des vacances ! En effet, un long bip émane du portable de votre voisin. Vous l’identifiez comme celui qui indique qu’il n’y a plus de batterie. Vos prières ont été entendues : le téléphone ne sonnera bientôt plus.
- Nico, ça va couper, j’ai plus de batterie.
- OK, bien reçu. Bon, ben, à tout à l’heure, au Foch !
- OK, à ce soir. Au fait, pour la voit... Et merde ! J’ai pas eu le temps de lui demander si Vince pouvait venir me prendre à Saint Charles.
Fin de la conversation. Vous regardez votre voisin avec un grand sourire, teinté à la fois d’agacement et de soulagement. Puis vous prenez votre livre et recommencez à lire. Le soleil, le sable, la chaleur, en caractères noirs sur du vieux papier jauni qui sent bon le vieux papier jauni. "Algérie, me voilà !", avez-vous envie de crier. Mais vous réprimez ce désir, tandis qu’un sourire lumineux s’inscrit sur votre visage.