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.. Trains de vie ..

Fausse excuse (Manille)

Je ne crois pas aux coups de foudre. Je les raconte. Contradictoire ? Pas du tout : combien d’adultes croient au Père Noël ? Pourtant, tous les ans, ils racontent les mêmes histoires à leurs enfants : des histoires de neige, de lutins, de traîneaux et de vieux monsieur avec une longue barbe blanche et un grand manteau rouge. Ainsi donc, je pense qu’il n’est pas nécessaire de croire quelque chose pour le raconter. Et puis les coups de foudre ! ! ! D’abord, je n’en ai jamais vu, ni vécu. Ensuite, je ne vois pas comment je pourrais y croire, puisque les seuls que je connaisse, ce sont ceux que j’écris, que j’invente, quoi ! C’est là le paradoxe de l’écrivain : il doit monter de toutes pièces une histoire, et faire croire au lecteur que c’est peut-être vrai. C’est un peu comme le lycéen qui doit trouver une excuse quand il arrive en retard : il doit paraître suffisamment sincère quand il parle pour que le professeur le croie. Il existe à ce propos quelques grands classiques du genre : vous avez raté votre train ? Vous n’avez qu’à dire qu’il y a eu un «incident technique" sur le réseau SNCF. Notre bouc émissaire national n’y verra sans doute pas d’inconvénient, et puis ça n’engage à rien vu que cela ne surprendra personne ! Vous avez eu une vraie, bonne panne de réveil ? Dites qu’il y a eu une alerte à la bombe ! Evidemment, si vous prenez le train à Bussy-Saint-Georges, ça peut sembler un peu osé. Mais si vous y mettez le ton, ça peut marcher...
C’est d’ailleurs précisément avec cette excuse que Benjamin a salué ses collègues ce matin. D’un air fatigué et désabusé : "Ah ! Depuis 1995 et les attentats du RER, c’est une vraie psychose ! Pourtant, ça fait déjà cinq ans. Ils ont tout bloqué pour un satané sac de sport oublié dans le hall. On a eu la police, la gendarmerie, un périmètre de sécurité et tout le bastringue ! Tout ça pour rien." Benjamin s’est arrêté là, sentant qu’il allait en faire trop. Puis il a regardé par la fenêtre. Ou plutôt non : il a posé son regard dans le vide, pensif. Il se disait sans doute qu’aujourd’hui particulièrement, il aurait pu s’appliquer et trouver quelque chose de plus poétique.
Parce que depuis plusieurs mois qu’il va à la piscine régulièrement, il nage dans la ligne juste à côté d’une jeune fille qu’il trouve très belle. Mais jusqu’à hier, il n’avait jamais osé lui parler. Hier, enfin, il s’est jeté à l’eau, alors qu’ils étaient tous les deux arrêtés à un bout du bassin. Et c’est sorti d’un seul coup :
"Depuis que je vous ai vue pour la première fois, je n’ai pas cessé de penser que vous êtes la femme de ma vie. Je nage en zigzag, je me prends les murs ou les autres nageurs, parce que je ne vois que vous."
Prenant alors conscience de ce qu’il venait de dire, il ajouta : "Je vous demande pardon. Je suis malpoli. Je ne vous ai même pas demandé votre nom ou comment vous allez. Et je ne me suis pas présenté non plus. Je m’appelle Benjamin. Je suis vraiment confus. Je ne sais pas ce qui m’a pris de vous dire ça." Le rythme saccadé de ses paroles dévoilaient son trouble. Myriam sourit. Car elle s’appelait Myriam. Et elle se portait bien, merci. Ils se sont remis à nager. En sortant du bassin, il lui a demandé si elle prendrait un verre avec lui un de ces jours. Elle a répondu que oui, mais pas demain car elle était occupée.
Pourtant dès 7h ce matin, elle a décroché son téléphone. Elle a retrouvé dans son portefeuille le morceau de papier encore mouillé où il avait griffonné son numéro. Elle a appelé. Il venait de se lever pour aller au bureau. Mais ça, il ne lui a pas dit. Ils se sont donnés rendez-vous pour petit-déjeuner à la terrasse d’un café. Elle était tout simplement craquante, avec son pantalon rouge brique et son petit débardeur jaune. S’il avait pu, s’il avait su comment s’y prendre, il l’aurait serrée longuement dans ses bras. Au lieu de ça, il a simplement dit bonjour. Puis, plongeant son regard dans ses yeux bleus :
"Myriam, veux-tu m’épouser ?"
Et c’est pour cette raison, en réalité, qu’il est arrivé en retard au bureau ce matin. Parce que vers 8h, à la terrasse d’un café, Benjamin demandait la main de Myriam, la fille de la piscine. Et c’est pour ça aussi qu’il aurait voulu trouver quelque chose de plus poétique que cette fausse alerte à la bombe en gare de Bussy. Encore que finalement, à bien y réfléchir, il y a effectivement eu une alerte à la bombe ce matin à Bussy-Saint-Georges, mais c’était dans son coeur.