icones/haut.gif
icones/gauche.gif

.. Hors contexte ..

Toutes les 2 heures, la pause s’impose

Nous sommes assises l’une en face de l’autre et dévorons en silence notre dernier pain au chocolat. La route a été longue, mais son regard s’illumine au fur et à mesure que nous approchons. C’est de famille. Quand la végétation des remblais qui surplombent l’autoroute devient plus clairsemée, quand la terre blanchit aux pieds des premiers pins, nous revivons. Bientôt, à notre gauche, la Sainte Victoire nous dévoilera ses flancs. La face nord, la moins abrupte, comme une invitation... Avec une certaine impatience, j’attends les premiers coteaux, et le parfum qui émane des vignes écrasées par le soleil. Le chant assourdissant des cigales. Oui, c’est ici que j’existe. Etre né quelque part. Avoir des sons et des odeurs plein les veines... Je regarde au loin, au-dessus de sa tête, mais je sens ses petits yeux noisette qui me fixent, qui me sondent.
- Plus tard, j’serai pompière et j’éteindrai des feux.
Elle me dit ça comme si elle répondait à une question, comme s’il était normal que ce sujet soit abordé maintenant. Je l’écoute parler et je pense : plus tard, ma nine, tu seras comme tout le monde, tu finiras par te laisser emporter par le tourbillon de la vie, malgré tous tes efforts. Pourquoi te mentir ? Notre éducation, la belle-famille, la taille du coffre, la conjoncture économique... Combien de nos décisions sont prises en totale liberté ? Non, tout ça je ne peux pas te le dire aujourd’hui. A ton âge, tu as le droit de rêver. J’ai le devoir de t’y aider. Alors à la place, je dis :
- Ici ?
- Ben oui. Y reste du jus d’orange ?
Le sujet est déjà clos. Je la comprends. Les cortèges de camions rouges, le bruit de leurs sirènes, le vrombissement des canadairs, la lumière bleue des gyrophares... A son âge, j’aurais sans doute aussi été pompière. Aujourd’hui encore, quand je vois ces paysages quasi-lunaires, les silhouettes désarticulées des squelettes d’arbres calcinés, ces ombres inquiétantes au sommet des collines... ça me révolte. J’ai du mal à respirer, je me sens asphyxiée, prise au piège de cet incendie, j’ai envie de chialer... Les gens sont cons parfois, et pire encore, ils détruisent mon pays. J’allumerai dans les salons des imprudents des feux de camp comme ils le font dans la forêt ; j’irai jeter mes clopes pas encore éteintes dans leurs lits ; je foutrai par mégarde le feu à leurs maisons ! C’est pourtant pas compliqué... Ses prunelles sont toujours posées sur moi. Tout doucement, comme si elle avait peur de me sortir trop brusquement de mes pensées, elle demande :
- On y va ?
Je plonge mon regard dans le sien. J’y puise assez de force pour lui sourire et répondre :
- C’est parti ! La première à la voiture a gagné !
Je la regarde sauter du banc et s’élancer. C’est vraiment bon qu’elle soit là. C’est vraiment bon d’être là.